La révolution des crabes

Dans les eaux maronnâtes de l'Estuaire de la Gironde, entre les rochers repeints au fuel, et le sable vaseux qui abrite les meilleures huîtres du monde, personne ne se doute de la tragédie qui nous frappe depuis 120 millions d'années, nous, les pachygrapsus marmoratus, appelés communément chancres mous, ou plus souvent, crabes dépressifs.

Vous savez nous sommes les crabes carrés, même pas beaux, même pas bouffables, ceux que les gamins s'amusent à attraper afin de leur arracher les pattes, les crabes qui puent, les crabes qui donnent des maladies, bref, une espèce qui n'a jamais demandé à voir le jour.

" Bon, ben, c'est pas tout ça, mais faut que j'y aille. Tu pars par où ?
- Par là, et toi ?
- Ah, moi je vais par là.
- Bon, à la revoyure.
- Tchao.
- Tchao.
- Et merde."

Car notre tragique destin est bien pire que tout cela, si la nature nous a permis de nous déplacer sur le coté, comme nos cousins les étrilles ou les tourteaux, elle ne nous a pas en revanche accordé le droit de pouvoir tourner. Une tare génétique qui nous condamne à marcher toute notre vie suivant la même ligne droite.

"Alors poupée toujours dans le droit chemin ?
- Ouais, c'est ça, casse-toi"

Notre destin est tracé dès notre naissance, en fonction de l'emplacement de notre ponte. Certains ont de la chance, d'autres moins. Certains ont une vie passionnante, d'autres moins. Malgré toutes ces inégalités, nous finissons tous par devenir fonctionnaires. Mais certains peuvent voir leur destin changer d'une minute à l'autre.

" Et ! Qu'est-ce qui se passe ? On dirait que c'est mon jour de chance ! Ouais, super !Je change de trajectoire !
- Veinard.
- Tchao mon pote ! A moi la nouvelle vie !

De qui tenons-nous ce handicap ? Je ne saurais même pas vous dire où nous nous trouvons dans l'échelle de l'évolution. Je crois qu'on est par là. Ou alors non. Ou peut-être quelque part par là. Non, je ne sais pas.

Un jour un gamin a arraché les pattes de l'un d'entre nous. Le pauvre a tourné en rond pendant des mois. Mais à quelque chose malheur est bon, et à mesure qu'il tournait le crabe réfléchissait. Il est devenu philosophe. Enfin, disons, un peu moins bête que les autres. Il a compris beaucoup de choses sur notre condition. Ses pattes ayant repoussé, il est monté sur un rocher.

"Mes frères"
Et on l'a écouté.
" Nous sommes esclaves de notre carapace."
Et il nous a dit ceci :
" Les tourteaux savent tourner, mais ne vont nulle part. Nous on va tout droit, mais au moins, on va quelque part !"

Alors qu'est-ce qui a changé ? D'accord on ne peut toujours pas tourner.
"Et, on sait où on va"
Mais maintenant on est fiers d'être des pachygrapsus marmoratus.

Mais attendez de savoir ce qui m'est arrivé bien des années plus tard, à la suite d'une catastrophe comme vous seuls les humains savez les faire.

J'allais me faire aplatir par un ferry de 200 mètres de long qui recouvrait toute ma trajectoire. J'étais foutu.

Et oui. J'avais tourné.
Et compris du même coup que si on ne tournait pas, ce n'était pas à cause de notre carapace. C'est parce qu'on était trop cons.

Mais déjà les miens me regardaient avec un drôle d'air.
"Mais il est fou ! disaient-il,
- Il a bifurqué !
- Mais où est donc passée sa dignité ?

Oui, chez les crabes, on ne rigole pas avec les moeurs. Je me suis donc remis dans mon axe et j'ai poursuivi mon destin. Mais un jour peut-être se souviendra-t-on qu'à cet endroit précis, un pachygrapsus marmoratus a délibérément changé de direction.